dimanche 11 décembre 2011

J’entends des gémissements

Les démonstrations, occupations et discours des « indignés » m’ont frappé le cœur comme un cri, une lamentation. Je me suis demandé s’il n’y aurait pas dans nos Écritures chrétiennes quelque lumière pour soutenir ma réflexion sur ce phénomène qui résonne partout. J’ai cru reconnaitre dans un texte de saint Paul l’attitude d’une personne qui écoute son monde et y entend lui aussi un cri d’immenses douleurs et d’indestructibles espoirs pour une libération et une vie neuve.

Cet Apôtre examine en effet les souffrances qui caractérisent l’histoire de son temps et y discerne que « la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu: si elle fut assujettie à la vanité, […] c'est avec l'espérance d'être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu'à ce jour gémit en travail d'enfantement. Et non pas elle seule: nous-mêmes qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l'attente de la rédemption de notre corps. […] Pareillement l'Esprit vient au secours de notre faiblesse; car nous ne savons que demander pour prier comme il faut; mais l'Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, et Celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l'Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu. » (Romains 8,19-27).

Paul dit entendre des gémissements. De tels murmures prolongés, inarticulés et plaintifs se produisent quand des émotions très intenses, très profondes et très violentes, en particulier des souffrances, sont étouffées, réprimées, empêchées de faire entendre leur immense clameur en plein jour et ne trouvent pas comment s’exprimer. C’est bien ce que vivent aujourd’hui tant de personnes et de groupes sur notre planète.

Paul affirme discerner dans l’histoire globale de son temps trois sortes de gémissements. D’abord, il nomme ainsi les aspirations de la création qui se traduisent par des geignements qui évoquent la femme en travail d’enfantement cherchant à exprimer ses douleurs. Le psalmiste nous révèle que l'Esprit de Dieu pénètre tout l’univers : « Tu envoies ton souffle, ils sont créés, tu renouvelles la face de la terre » (Ps 104,30). L’Esprit est actif dans toute la création Il sème dans les cultures et les civilisations des pierres d’attente, des pressentiments de l’avenir que Dieu veut pour sa création. Toute la création, ce qui inclut non seulement la création physique, mais aussi les peuples avec leurs civilisations et histoires, est en tension vers une libération de ses esclavages et une vie nouvelle. Nos saintes Écritures, en particulier les prophètes et aussi Jésus, discernent souvent l’œuvre de Dieu et de son Esprit dans les civilisations et les peuples étrangers au Peuple élu.

Paul dit ensuite discerner nos propres gémissements de chrétiens (voir aussi l’affirmation fondamentale de Paul sur ces souffrances refoulées mais qui tendent à jaillir sous la poussée de l’Esprit : 2 Corinthiens 5, 1-5). Déjà les descendants d’Abraham, esclaves opprimés en Égypte et menacés de génocide, gémissaient et Dieu a entendu leur douleur refoulée (Actes des Apôtres 7,34, référant à Exode 3,7.). De tels gémissements sourdent souvent d’ailleurs dans l’histoire du Peuple choisi. Job 35,9, les Psaumes 42,6 et 43,5, le livre des Lamentations 1,4 et 11 les nomment devant le peuple et devant Dieu. Les prophètes, et surtout Jérémie (31,18 ; 45,3 ; 48,36), mais aussi Ézéchiel (7,16 ; 9,14 ; 21,11) ont su aussi discerner ces gémissements et les clarifier dans le cœur du peuple en proclamant une espérance têtue et devant Dieu par une supplication intense, dramatique souvent. L’évangéliste Marc (7,32-34) affirme que Jésus lui-même a prié le Père et a gémi en guérissant un sourd-bègue qui ne pouvait traduire les angoisses de son isolement et de sa marginalisation qu’en gémissements. Jésus a alors intensément participé à la souffrance refoulée de l’humanité incapable de s’exprimer, qui ne sait pas comment communiquer les frémissements de ses entrailles douloureuses. Jésus nous montre ainsi que les souffrances, surtout celle muettes et refoulées, ne laissent pas Dieu indifférent. Dans cet exclus incapable de communiquer c’est toute l’humanité qui est profanée et en rupture de communion. L’immense amour de compassion de Dieu se met alors en acte et donne la parole à son enfant.  Chez Paul, il s’agit de nos gémissements de croyants insérés dans ce monde violent et qui souvent va jusqu’à ignorer, réprimer et persécuter les disciples de Jésus. Nous y balbutions notre aspiration intense vers la libération du mal et vers la liberté des enfants de Dieu.

Paul affirme enfin l’existence de gémissements de l’Esprit qui imbibe le cœur des chrétiens et y fait jaillir des lamentations inarticulables. « L’Esprit vient au secours de notre faiblesse; car nous ne savons que demander pour prier comme il faut; mais l'Esprit lui‑même intercède pour nous en des gémissements ineffables »

Paul a su discerner dans les souffrances, les échecs, les brutalités et les esclavages de son temps qui provoquent larmes et sang des aspirations vers une libération pour que l’humanité et toute la création se préparent à devenir conformes au grand plan de bonté et de miséricorde de Dieu et à l’accueillir quand Dieu en fera le don. Il a écouté avec ses communautés chrétiennes tous ces gémissements qui sont des aspirations à la libération de l’esclavage des idoles de toutes sortes. Il y a discerné des appels à ses communautés pour qu’elles  s’engagent à œuvrer  dans le dessein bienveillant de Dieu qui veut pour nous un monde de justice, de solidarité et de paix dans le partage.

Dans les gémissements actuels de toute la création soumise à une exploitation qui vise surtout le profit de quelques-uns et à une pollution qui menace même la vie humaine, dans ces soubresauts qui deviennent souvent des râlements de détresse et de mort dans notre humanité, pouvons-nous  reconnaître des interpellations actuelles pour nous, à cause de notre foi en un Dieu bienveillant et actif dans notre histoire? Alors que Noël nous rappelle que Dieu aime tellement ce monde et qu’il s’y compromet à fond, qu’entendons-nous dans ces gémissements de l’humanité en mal de fraternité et de bienveillance mutuelle ? Ces gémissements, discernés dans les consciences puis accueillis comme des énergies d’engagement à la suite de Jésus, sont des puissances de purification de notre monde, de notre Église et de nous-mêmes. Ces cris si souvent inarticulés appellent un autre avenir, dont nous sommes responsables aujourd’hui.

† Roger Ébacher
Évêque émérite de Gatineau